… Et si les défauts de coordination étaient le problème ?

Jean-Paul Mvogo, Responsable de l'Expérimentation | Laboratoire d'accélération du PNUD au Cameroun

29 juillet 2021

Ce blog est le premier d'une série de trois consacrés à la recherche de solutions aux défauts de coordination qui affectent le marché de l'emploi camerounais.

Pour rappel, depuis décembre 2020, l'équipe du Laboratoire d’Accélération du PNUD Cameroun travaille sur la première mission qui lui a été assignée : améliorer l'inclusion économique des jeunes grâce à de meilleures opportunités d'emploi. Tout au long de ce parcours, notre compréhension des enjeux qui entravent l'accès des jeunes au marché du travail - une des dimensions de notre défi - n'a cessé de croître grâce à la mise en œuvre de groupes de discussion, d’enquêtes et de réunions avec le Ministère en charge de l'Emploi et de la Formation professionnelle, l'Office National de l'Emploi, de  jeunes demandeurs d'emploi, des agences de recrutement, des opérateurs économiques, des  associations du secteur privé et des universités, entre autres. Après avoir assisté à l'un de ces évènements, une caravane des compétences organisée en avril 2021 par la GIZ sur la formation professionnelle, des défauts de coordination, forts et omniprésents, sapant le fonctionnement du marché du travail, sont progressivement apparus comme l'une des principales causes profondes expliquant un taux de chômage plus élevé et des périodes de recherche plus longue chez les jeunes.

Des rencontres, comme celle avec un mécanicien lors de la caravane des compétences de la GIZ à laquelle le Laboratoire d'Accélération a participé, ont permis de découvrir que de nombreuses petites entreprises ne connaissent pas de nombreux mécanismes, pourtant gratuits, favorisant l’intermédiation en matière d’emploi. Source : Jean-Paul Mvogo

Un peu de théorie : une introduction à la notion de défaut de coordination…

Les problèmes de coordination sont largement documentés dans la littérature économique. Les défauts de coordination surviennent lorsqu'un résultat est le résultat de la complémentarité entre les actions menées par deux ou plusieurs parties prenantes. Ces défaillances contredisent les fondements traditionnels de l'économie classique selon lesquels le marché, guidé par la main invisible d'Adam Smith, s'ajuste automatiquement grâce au prix.

Selon que les défaillances de coordination sont traitées ou non, les variations dans le niveau d'engagement et l'intensité des actions des différents acteurs peuvent conduire à une gamme d'équilibres faibles, intermédiaires ou élevés (voir graphique). A ce titre, les défauts de coordination sont aujourd’hui considérés comme l'un des obstacles les plus puissants aux efforts de développement aux niveaux macro, méso et micro.

Rapide présentation des différents équilibres générer par des défauts de coordination existant sur le marché de l'emploi. Source: Jean-Paul Mvogo, adapté de Rocheteau G. et Tasci, M., Coordination Failures in the Labor Market, Federal Reserve Bank of Cleveland, November 2007

… Et ses implications pour le marché du travail camerounais

Loin d'être une réalité théorique, les problèmes de coordination peuvent expliquer le paradoxe du marché du travail formel camerounais. Surtout, dans un de ses sous-compartiment où l'offre est tirée par des sociétés formelles du secteur privé.

Le paradoxe est réel car pris individuellement, chaque catégorie d'acteurs du marché fait preuve d'un grand dynamisme et d'une volonté soit de rechercher un emploi, soit de créer les conditions d'un recrutement. Pourtant, collectivement, les performances de l'intermédiation sont assez faibles comme l'illustrent quelques statistiques. Il faut en moyenne 26 mois à un jeune camerounais pour trouver un emploi. Et le taux de chômage chez les jeunes est également significativement plus élevé (8,9% contre 5,7% pour la population générale).

Une analyse des causes profondes expliquant ces faiblesses pour chaque partie prenante active sur le marché a révélé qu'une variété de facteurs limitent au quotidien leur capacité à jouer pleinement leur rôle sur le marché et à contribuer à des équilibres plus élevés, caractérisés par plus d'emplois ainsi que plus d’annonces publiées et satisfaites.

Les jeunes, notre groupe cible de demandeurs d'emploi, sont les premiers à être victimes de facteurs freinant leur capacité à entrer dans et à participer au marché du travail. Ceux que nous avons rencontrés à travers plusieurs processus de sélection pour les programmes de relance post-Covid-19 évoquent une quête d'emploi qui comprenait des dizaines de candidatures, des années de recherche et une succession de petits boulots. Ils se plaignent généralement de ne pas savoir où se trouvent les postes vacants et plus généralement de ne pas rencontrer l’offre en emploi. Leur volonté d'entrer sur le marché du travail est souvent entravée par plusieurs facteurs : une connaissance limitée des techniques de recherche d'emploi, l’enclavement et la faible couverture des zones rurales par les institutions en charge de l’appui à l’emploi ainsi que les coûts liés à la recherche d'emploi. A titre d'illustration, de nombreuses offres d'emploi sont publiées dans les journaux, une source d'information que de nombreux jeunes camerounais ne peuvent se permettre alors que 42% des jeunes vivent en zones rurales. Enfin, alors que leur recherche d'emploi s'allonge et que leur désespoir grandit, ils ont souvent admis avoir traduit leur frustration en accusations de pratiques d'embauche opaques de la part des employeurs.

Pour les employeurs, le principal défi demeure les difficultés à pourvoir leurs postes vacants et à atteindre les demandeurs d'emploi. Encore une fois, la taille et les ressources ont semblé être un facteur de sélection car les petites entreprises n'ont souvent pas une réelle expertise en ressources humaines et ne peuvent se permettre de longs processus de recrutement. Alors que je visitais plusieurs salons de coiffure, mécaniciens et menuiseries lors de la caravane des compétences, de nombreux propriétaires de petites entreprises ont avoué qu'ils n'avaient aucune connaissance des plateformes et programmes de recrutement gratuits gérés par les acteurs publics. Leur champ d'opportunités étant restreint, les managers finissent par recruter soit le premier venu, soit des personnes recommandées, sans processus de contrôle approfondi. Avec souvent la désillusion comme résultat. Les grandes entreprises se plaignent également des coûts élevés pour trouver et attirer la perle rare, malgré la multiplication des canaux de diffusion des offres d'emploi : publication dans les réseaux sociaux, les journaux ou l'utilisation de la plateforme du Fonds national de l'emploi.

Enfin, les acteurs au cœur du processus d'intermédiation, qu'ils soient privés ou publics, ont également signalé des difficultés à trouver et à mettre en relation l'offre et la demande. Ce compartiment du marché est animé par des stratégies complexes et une myriade d'acteurs. Il fonctionne comme un oligopole à frange, au sein duquel le Fonds National de l’Emploi joue le premier rôle. Les ministères en charge de l'Emploi et de la Formation Professionnelle, de l'Enseignement Supérieur, de la Jeunesse, de l'Agriculture, de la Protection de la Femme et de la Famille - entre autres - gèrent chacun des programmes visant à mettre en relation leurs bénéficiaires avec des opportunités d'emploi. Avec, malheureusement, un manque de coordination de leurs activités et des redondances. Du côté du secteur privé, la concurrence entre une multitude d'agences de recrutement ouvre la voie à une coordination limitée de leur profession au niveau national, d'où un faible pouvoir de négociation collectif, notamment lorsqu'elles plaident pour des réformes. Comme elles ne coopèrent pas, les dépenses pour créer une base de données exhaustive des demandeurs d'emploi - le Saint Graal dans ce métier - ne peuvent pas être partagées. De nombreuses agences de recrutement doivent, par conséquent, se spécialiser sur des marchés de niche, avec des clientèle, secteur ou zone géographique spécifiques. Cette spécialisation empêche la plupart des jeunes camerounais d'avoir accès à leurs services… 

Diagramme présentant les mécanismes de l'intermédiation sur le marché du travail camerounais. Source : Jean-Paul Mvogo

Pour les institutions publiques opérant sur le marché du travail, la rareté des ressources pour trouver un emploi aux milliers de jeunes camerounais arrivant sur le marché du travail représentent un puissant frein à leur bonne volonté. Il en va de même des réflexions souvent infondées sur leur capacité d'intermédiation. Ces dernières n’incitent souvent pas de nombreuses entreprises privées à recourir aux services des acteurs publics en charge de l'intermédiation professionnelle. La capacité d'intermédiation publique souffre également de diverses initiatives et programmes non coordonnés des partenaires nationaux et internationaux qui diluent souvent les efforts et empêchent l'atteinte de la masse critique. La jeunesse étant devenue une priorité dans l'agenda de développement, presque tous les partenaires du développement ont développé leurs propres programmes. Qu’ils prennent la forme de stages, de placement en entreprise sur longue durée, ou de mécanismes argent contre travail (cash-for-work, en anglais), ces programmes visent à augmenter les opportunités d'emploi ou l'employabilité. En ce qui concerne la coordination, les partenaires au développement n'ont pas réussi jusqu'à présent à se coordonner et à aider les acteurs du marché du travail à mieux travailler ensemble. Au sein de cette galaxie d’initiative, il demeure difficile de savoir qui fait « Quoi », « Quand », « Où » et « Pour qui ».

Au final, la méfiance, la prévalence de réponses sous-optimales - notamment dans des secteurs régis par des jeux coopératifs - et les mécanismes limités d'échange de l’informations et des offres d'emploi entre acteurs créent les conditions d'une faible intermédiation sur le marché du travail camerounais

 

Notre démarche pour remédier aux défauts de coordination

En quelques lignes, voici résumé les enjeux du contexte du marché camerounais de l’emploi. D'après les discussions avec des collègues d'autres Laboratoire d’Accélération implantés dans d’autres pays subsahariens, les problématiques et perspectives sont identiques. Et que ce soit au Cameroun ou dans ces pays, les solutions aux défauts de coordination représentent une priorité politique. En effet, la jeunesse pourrait y être synonyme de bombe démographique à retardement, si aucune réponse n'est trouvée. Et cela pourrait être d'autant plus le cas que les tensions sociales ont été exacerbées par la crise du Covid-19. A contrario, le Cameroun et l'Afrique pourraient bénéficier des promesses du dividende démographique, à condition de résoudre les problèmes structurels qui entravent l'accès des jeunes au marché du travail.

C'est pourquoi les acteurs stratégiques doivent encourager les efforts de coordination autour du marché. Et c’est la raison pour laquelle le Laboratoire d’Accélération du Cameroun s'est lancé dans deux expérimentations axées sur la promotion d'une approche holistique impliquant les secteurs privé et public, mais aussi les partenaires au développement ainsi que la société civile. La première expérience vise à améliorer la coordination dans la compilation régulière des statistiques du marché du travail, afin que toutes les parties prenantes puissent savoir où se situent les tensions et leur nature. La deuxième expérience a pour objectif l’amélioration de la coordination des acteurs systémiques lorsqu’ils tentent d'apporter des solutions à ces tensions. Et notre prochain blog de cette série présentera les deux expériences.

Au terme de ce Blog, tous nos remerciements vont à Hermann Aurelien Kamougne Ndjampa du PNUD, pour la mise en page de ce Blog et à Yannick Elouga, Euphrasie Kouame et Anna Ojong pour leurs conseils.